Guerre économique, fragmentation de la mondialisation

Guerre économique, fragmentation de la mondialisation

Depuis 1945, en Europe, jamais un État n’avait décidé d’engager une guerre de grande ampleur contre un de ses voisins et jamais la communauté internationale n’avait décidé aussi rapidement de mettre en œuvre des sanctions économique et financières d’une telle importance.

Le confit ukrainien est une bataille de la communication, les Ukrainiens utilisant toute la palette des outils digitaux. Dans les conflits passés, l’attaquant avait souvent la maitrise de la communication. Pour celui en cours, les victimes exploitent la caisse de résonnance des nouveaux médias. L’Ukraine comme la Russie sont deux puissances économiques de premier rang dont les populations sont connectées.

L’Ukraine bénéficie, par ailleurs, d’un soutien matériel de la part des pays européens et des États-Unis. Face à ce front, le Président Vladimir Poutine a levé un tabou en menaçant d’user de l’arme nucléaire. Les États occidentaux à défaut d’intervenir directement ont opté pour une guerre économique totale qui pourrait asphyxier la 11e puissance économique mondiale, mais également amoindrir sa croissance.

L’unité est un message clair

La réaction commune des occidentaux tranche avec l’image de faiblesse et de division qu’ils avaient donnée lors de la crise sanitaire. L’unité est un message clair non seulement adressé à la Russie mais aussi aux autres dictatures dont la Chine. La priorité pour l’Occident est de gagner la confrontation économique avec la Russie. En réaction à l’invasion de l’Ukraine, plus de 50 pays ont décidé de bannir des entreprises, des dirigeants publics et privés russes par milliers. Seul le commerce de l’énergie et des matières premières échappe aux sanctions.

Face à la pression de l’opinion, de nombreuses sociétés occidentales ont décidé de quitter la Russie ou de fermer leurs boutiques. C’est le cas de Shell, BP, d’Hermès, de Kering ou de LVMH, etc. Au début de la crise ukrainienne, la Russie a sous-estimé l’importance des sanctions et leurs effets. À tort, elle a considéré que les mesures prises par la communauté internationale seraient proches de celles adoptées après l’invasion de la Crimée en 2014. Les mesures financières avec l’interdiction d’accès pour certains échanges à SWIFT pèseront sur les échanges avec les Occidentaux. Les décisions de fermeture d’établissements appartenant à des entreprises occidentales ou de cessions d’activités en Russie ont une valeur symbolique mais pourraient à terme peser sur la compétitivité du pays. L’accès aux biens d’équipement dans les secteurs de pointe est rendu plus compliqué ce qui pénalisera l’industrie pétrolière ainsi que celles de l’aéronautique et du spatial.

Les sanctions financières visent à empêcher la Russie à accéder à une grande partie de ses réserves, évaluées à plus de 600 milliards de dollars. Depuis 2015, les autorités russes ayant réduit leur exposition aux banques occidentales devraient néanmoins pouvoir disposer d’une part non négligeable de ces réserves. Les éléments statistiques en la matière sont assez contradictoires.

Les taux directeurs russes à 20%

Les premières victimes sont les Russes qui doivent faire face à une forte inflation provoquée par la chute du rouble, chute qui a amené la Banque centrale à porter ses taux directeurs à 20 %. La croissance qui devait atteindre cette année 3 % devrait laisser place à une récession de deux à cinq points. L’objectif des sanctions est d’obtenir un infléchissement de la politique russe, voire la chute du régime de Vladimir Poutine, même si dans le passé, les embargos n’ont pas entraîné de chute des régimes comme le prouvent l’Iran ou la Corée du Nord. L’évolution de l’Afrique du Sud fait exception, la fin de l’apartheid tenant à la rencontre de deux hommes qui ont décidé de mettre de côté leur antagonisme, Nelson Mandela et Frederik de Klerk.

La décision pouvant provoquer réellement un effondrement de l’économie serait d’instituer un embargo généralisé sur le pétrole et le gaz qui assurent 30 % du PIB de la Russie et fournissent 50 % des recettes publiques. Pour le moment, seuls les États-Unis ont décidé d’un tel embargo mais ils sont des consommateurs marginaux d’hydrocarbures russes. L’Allemagne y est opposée en raison de sa dépendance énergétique au gaz russe.

La Russie est dépendante de ses clients européens qui absorbent près de 50 % de ses exportations de pétrole. Un embargo de leur part ne pourrait pas être compensé immédiatement par d’autres clients.

La Chine ne souhaitera pas être dépendante de la Russie tout comme les pays d’Amérique latine non producteurs. Les problèmes d’acheminement compliquent en outre la réallocation rapide des flux pétroliers.

Une politique de la terre brûlée ?

Face à un durcissement de la situation économique, le Président russe pourrait opter pour la politique de la terre brûlée en fermant le robinet du gaz et du pétrole, à l’image de son lointain prédécesseur, Alexandre 1er face à l’invasion de Napoléon en 1812. Pour le moment, les autorités russes ont, au contraire, indiqué qu’elles livreraient l’ensemble des quantités prévues.

De la guerre commerciale à la fragmentation du monde

En l’absence de montée paroxysmique de la crise, le risque d’une fragmentation dangereuse de l’économie mondiale existe, rappelant les années 1930.

Après la récession de 1929, l’autarcie s’était diffusée, conduisant à des tensions nationalistes de plus en plus fortes. L’accès à l’énergie et en particulier le pétrole est une source de tensions entre les Royaume-Uni et l’Allemagne. La partition du monde sur toile de fond de crise ukrainienne met dans l’embarras certains pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. La Chine qui a développé ses échanges avec la Russie de 40 % en sept ans n’est néanmoins pas disposée à perdre les marchés européen et américain dont le poids économique est sans comparaison.

Si depuis le conflit en Crimée la Chine s’est rapprochée de la Russie, une méfiance perdure entre les deux pays qui partagent une longue frontière à l’Est. La Chine dépend des achats occidentaux et de la technologie. Elle a une autre vision du temps que la Russie et ne souhaite pas une focalisation des médias sur la région des Ouighours ou sur Taïwan. En revanche, elle entend travailler avec la Russie et le cas échéant avec l’Inde à l’instauration d’un nouveau système financier indépendant de celui géré par les Occidentaux. L’essai de monnaie de banque centrale numérique chinoise entre dans cette logique. L’objectif est de mettre un terme à la suprématie du dollar qui représente 60 % des réserves de change, contre 2 % pour le RMB. La Chine est consciente que son statut de première puissance commerciale mondiale, de premier producteur de biens industriels du monde doit à un moment ou un autre s’accompagner d’une domination financière. Le conflit en Ukraine peut l’aider à accélérer sa marche en avant dans ce domaine.

Les dirigeants européens lors du sommet à Versailles

Un risque d’instabilité au sein des pays émergents ou au sein des autocraties

En multipliant les sanctions, les États occidentaux risquent de pousser de plus en plus de pays à se déconnecter du système financier qu’ils contrôlent. Faute de pouvoir intervenir militairement, les pays anciennement industrialisés recourent à l’arme commerciale et à l’arme juridique créant un risque d’instabilité au sein des pays émergents ou au sein des autocraties. Si cette situation perdurait, ces derniers pourraient s’associer pour disposer d’un système d’échanges étanche. L’Inde qui entretient des relations complexes avec la Chine et la Russie ne souhaite pas s’aligner, fidèle à sa tradition. Elle pourrait jouer le rôle d’intermédiaire de référence au sein du monde des pays en développement et émergents.

Le Brésil, comme souvent, hésite sur son positionnement, notamment en raison des fortes divisions politiques internes. Les autorités brésiliennes n’ont pas critiqué l’intervention russe. Leur dépendance à la Russie en matière d’engrais et le souhait de s’émanciper de l’Europe et des États-Unis démocrates justifient, en partie, ce choix.

Les années 1990 et 2010 se sont caractérisées par une internationalisation de l’économie se traduisant par l’éclatement des chaînes de valeurs. L’ensemble des zones économiques ont été interconnectées avec, comme symbole de ce mouvement de fond, les porte-conteneurs qui sillonnent toutes les mers. Le développement d’un système financier mondial a facilité amplement la mondialisation tout comme le recours aux outils numériques. La mondialisation a connu un premier infléchissement avec la crise financière de 2008.

Le conflit ukrainien ne provoquera pas le retour à la logique de blocs

Au sein des pays occidentaux, elle est accusée de provoquer une désindustrialisation. La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine durant le mandat de Donald Trump a symbolisé le renouveau du courant protectionniste que l’épidémie de covid n’a fait que conforter. La croissance du commerce mondial dans les années 2010 s’est ralentie. La pandémie a donné lieu à un double mouvement, une forte contraction en 2020 suivie d’un rebond massif et rapide dont a profité la Chine.

Le conflit ukrainien ne provoquera pas, pour autant, le retour à la logique de blocs qui était en vigueur dans les années 1950/1980. Depuis, la Chine est devenue la première puissance commerciale mondiale ; le poids économique des Occidentaux est passé de 1973 à 2021 de près de 75 à 42 % du PIB mondial ; l’interdépendance s’est accentuée. Ce qui vaut pour les pays anciennement industrialisés vaut également pour la Chine ou l’Inde.

Le processus de démontage de la mondialisation sera lent. La Chine sera-t-elle en capacité de promouvoir un système alternatif sur le plan économique et financier ? Pour le moment, du fait de l’absence de transparence, de certains retards technologiques et de la faible profondeur de son marché financier, la Chine n’est pas encore en situation de concurrencer ni de dépasser les États-Unis.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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