La hausse des taux, une bombe à fragmentation ? 

La hausse des taux, une bombe à fragmentation ? 

Dans les années 2010, des économistes, en particulier ceux de la théorie monétaire moderne, ont souligné que les taux d’intérêt faibles étaient le résultat d’une évolution de long terme. Du XIVe au XXIe siècle, les taux à long terme tendent en effet à décliner passant de 15 à moins de 5 %. En termes réels, la baisse est encore plus marquée. Les économistes en déduisaient que les États devaient s’endetter afin de profiter de la manne des crédits à bas coûts. 

Depuis le début de l’année 2022, les taux sont orientés à la hausse. Ils sont revenus à leur niveau du début du siècle, ce qui n’est pas exceptionnel au vu de l’inflation. La sensibilité des acteurs économiques a augmenté en raison de la progression impressionnante de leur endettement. Après un an et demi d’augmentation, la question est de savoir quand les taux baisseront-ils ?

Malgré la hausse des taux, le rendement réel de nombreux placements reste négatif

Des analystes de Bank of America ont déclaré au mois d’octobre que les taux d’intérêt « sortaient de leur plus bas niveau depuis 5 000 ans ». Les taux sur les obligations d’État à 10 ans s’élevaient à près de 5 % aux États-Unis ainsi qu’au Royaume-Uni, moins de 3 % en Allemagne et moins de 1 % au Japon. Une augmentation des taux d’intérêt signifie que les emprunteurs devront payer des sommes plus importantes au profit des épargnants qui, ces dernières années, avaient été mis à la diète. Malgré la hausse des taux, le rendement réel de nombreux placements reste négatif. 

Aux États-Unis, la hausse des taux d’intérêt ne provoque pas, pour le moment, un ralentissement de la croissance. En rythme annuel, au troisième trimestre, le PIB s’est accru de près de 5 %. Les entreprises, outre-Atlantique, avaient accru leurs liquidités en s’endettant à faible taux avant 2022. Elles peuvent même tirer profit des placements à court terme qu’elles ont réalisés. La banque Goldman Sachs estime que seulement 16 % de la dette des entreprises américaines arrivera à échéance au cours des prochaines années. Son refinancement fera passer le taux d’intérêt moyen sur l’encours total de la dette de 4,2 % cette année à seulement 4,5 % en 2025. Par ailleurs, les entreprises américaines sont moins dépendantes que leurs homologues européennes des crédits bancaires. Les paiements d’intérêts nets par les entreprises américaines ont diminué cette année. 

La bonne santé américaine s’explique également par l’importance de la cagnotte covid. En septembre, les statisticiens du Bureau du recensement américain ont révisé à la hausse l’estimation de l’épargne accumulée pendant la pandémie. Les ménages américains disposent encore de 1 000 milliards de dollars de liquidités ce qui représente 5 % de leur revenu disponible annuel. 

Aux États-Unis, en revanche, les petites entreprises sont plus exposées en ayant généralement souscrit à des prêts sur des durées plus courtes que ceux des grandes entreprises.

L’exposition à la hausse des taux est élevée dans plusieurs pays européens

En Europe, le ralentissement de la croissance met en difficulté des entreprises qui ont recouru avant, pendant et après la crise sanitaire à l’endettement. L’exposition à la hausse des taux est élevée dans plusieurs pays européens. Fin 2021, la maturité médiane des dettes des entreprises espagnoles et italiennes n’était respectivement que de 2,6 ans et 2,1 ans. En Suède, où la dette des entreprises représente 155 % du PIB, le taux d’intérêt effectif moyen sur les prêts bancaires aux entreprises est passé de 1,5 % à 3,9 % entre 2022 et 2023. Ce taux continuera d’augmenter dans les prochains mois. En septembre, le nombre de faillites des entreprises était, en zone euro, supérieur de 14 % à celui constaté un an plus tôt. Au cours des années 2010, les entreprises ont emprunté fortement. Les sociétés non financières américaines ont ainsi émis pour 4 100 milliards de dollars nets de dettes. Dans le même temps, elles ont distribué sous forme de dividendes ou de rachats d’actions pour 3 200 milliards de dollars. 

Au sein de l’OCDE, la dette des entreprises représente, selon les données du FMI, en 2023 près de 95 % du PIB, contre moins de 80 % au milieu des années 2000. La hausse des taux devrait conduire à un ralentissement de l’endettement et donc de l’investissement, ce qui pourrait peser sur la croissance.

La hausse des taux d’intérêt devrait conduire à une diminution sensible du prix des logements

Les ménages qui se sont endettés à taux fixe avant 2021, très majoritaires au sein de l’OCDE, ne sont pas touchés par la hausse des taux. Si leurs rémunérations augmentent, ils sont même gagnants. En revanche, cette hausse pénalise les nouveaux acquéreurs d’autant plus que les prix des logements ont peu baissé au regard des hausses enregistrées depuis une vingtaine d’années. 

Aux États-Unis, l’augmentation des taux hypothécaire est forte. Selon Mortgage News Daily, un fournisseur de données, le prêt hypothécaire moyen à 30 ans outre-Atlantique était assorti d’un taux de 8 % pour la première fois depuis 2000. De 2021 à 2022, le coût mensuel de remboursement pour un ménage américain a pu doubler. La hausse des taux d’intérêt, même si elle se fait attendre, devrait conduire à une diminution sensible du prix des logements. 

Selon la Banque des règlements internationaux, les prix réels de l’immobilier ont, dans douze États membres de l’OCDE, baissé de 10 % entre le début de 2022 et le deuxième trimestre de 2023. D’ici 2025, une nouvelle baisse de 14 % pourrait intervenir. Certains envisagent même une contraction de 35 %. Entre 2007 et 2010, lors de la crise financière, la baisse avait été de 13 % au sein de l’OCDE. 

Plusieurs facteurs pourraient néanmoins atténuer le caractère baissier du marché immobilier. Compte tenu des mouvements de population, le marché immobilier se caractérise par la persistance de nombreux déséquilibres. Les ménages souhaitent en effet habiter au sein des grandes agglomérations ou à proximité du littoral. La multiplication des divorces et des familles monoparentales conduit également à une demande accrue de logements. 

Sur le terrain financier, la hausse rapide des taux d’intérêt a conduit à quelques tensions mettant en difficulté plusieurs banques aux États-Unis. Les banques qui possèdent de nombreuses obligations acquises quand les taux étaient bas ont enregistré d’importantes moins-values. La hausse du rendement des bons du Trésor à dix ans, passée de 1,5 % fin 2021 à environ 3,5 % un an plus tard, a généré une moins-value de 600 milliards de dollars aux banques américaines.

hausse des taux
Compte tenu de la forte croissance de l’économie américaine, les banques pourraient se trouver en manque de liquidités

Les banques pourraient se trouver en manque de liquidités

Pour endiguer cette crise obligataire, la Réserve fédérale a proposé de prêter aux banques à la valeur nominale, plutôt qu’à la valeur marchande de leurs bons du Trésor, allégeant ainsi la pression sur leur bilan. Compte tenu de la forte croissance de l’économie américaine, les banques pourraient se trouver en manque de liquidités les contraignant à vendre à perte leurs obligations. Cette situation pourrait créer de nouvelles tensions dans les prochains mois d’autant que les prêts de la FED arriveront à échéance. 

Selon une étude réalisée par les économistes, Erica Jiang, Gregor Matvos, Tomasz Piskorski et Amit Seru, si toutes les pertes obligataires non comptabilisées étaient pleinement reprises dans les bilans, la moitié des banques américaines, détenant environ la moitié de tous les actifs bancaires, ne respecteraient pas leur capital réglementaire minimum et seraient potentiellement insolvables. Le risque semble se diffuser dans l’ensemble des banques américaines. Il n’est plus cantonné comme au printemps aux seuls petits établissements. Parmi les 2 500 milliards de dollars de moins-values potentielles, environ les deux tiers concernent des banques jugées systémiques. Les prêts immobiliers commerciaux constituent une menace. Ils représentent environ un dixième des actifs bancaires. Or, depuis le covid, avec le développement du télétravail, et avec la hausse des taux d’intérêt, la valeur des immeubles de bureaux est orientée à la baisse. Les faillites d’entreprises en augmentation provoquent des défauts au niveau des remboursements.

L’augmentation des taux d’intérêt touche en premier lieu les États qui n’en finissent pas de s’endetter

Ces défauts peuvent concerner non seulement les banques mais également des institutions financières comme les fonds de pension qui ont racheté, ces dernières années, de nombreux prêts. 

L’augmentation des taux d’intérêt touche en premier lieu les États qui n’en finissent pas de s’endetter. Le niveau de la dette publique bat records sur records. En 2009, après la crise financière, il se situait déjà au-dessus de son niveau de 1946. Depuis la pandémie, les dettes publiques auraient, selon The Economist, atteint un niveau inconnu depuis les guerres napoléoniennes. Les taux bas ont incité, durant les années 2010, les États à s’endetter. Le retournement des taux a changé la donne. La soutenabilité des dettes massives ne dépend pas seulement des taux d’intérêt, mais aussi de la manière dont ces taux se comparent à la croissance économique. 

Le scénario catastrophique serait la poursuite de la hausse des taux combinée avec une récession généralisée. En octobre, le FMI prévoyait que, entre 2023 et 2028, le taux de croissance économique des économies de l’OCDE continuerait de dépasser de 1,4 point de pourcentage en moyenne le taux d’intérêt payé par leurs gouvernements sur leurs dettes, malgré les récentes hausses de taux, ce qui rend la situation supportable. Mais le ratio dette/PIB continue à augmenter car de nombreux gouvernements maintiennent des déficits publics élevés.

Des déficits aussi élevés ne sont généralement observés que pendant les guerres ou les récessions catastrophiques

Les États-Unis et la France pratiquent des politiques d’inspiration keynésienne. Le déficit public des premiers atteint 7,5 % du PIB et celui de la seconde 5 %. Des déficits aussi élevés ne sont généralement observés que pendant les guerres ou les récessions catastrophiques. À l’exception de l’Allemagne, du Japon, du Canada ou des Pays-Bas, dans les autres pays de l’OCDE, des mesures d’assainissement sont nécessaires pour empêcher, à terme, un emballement des dettes publiques. 

Les États-Unis devraient réduire leur déficit budgétaire primaire – c’est-à-dire le déficit hors intérêts sur la dette – de 2,4 % du PIB. Or, la transition énergétique et le vieillissement sont des postes de dépenses de plus en plus importants tout comme le souverainisme économique.

La crise financière n’est pas une fatalité

Le FMI estime que la facture annuelle de la lutte contre le réchauffement climatique, de l’effort supplémentaire de défense provoqué par la multiplication des tensions géopolitiques et le vieillissement démographique pourrait atteindre 7,5 % du PIB pour les pays de l’OCDE. Les rendements à dix ans sont désormais supérieurs aux estimations plausibles de croissance à long terme dans la plupart des économies riches. Le service de la dette des États devrait progresser plus vite que les ressources fiscales, contraignant à des arbitrages budgétaires sensibles. 

La crise financière n’est pas une fatalité. Une augmentation du taux de croissance sur fond d’une progression du volume du travail constitue une première solution. La seconde repose sur un relèvement du taux d’épargne. Plus l’épargne est abondante, moins les taux sont susceptibles d’augmenter. Les taux d’intérêt sont, en effet, déterminés à long terme par l’équilibre entre le désir mondial d’épargner et d’investir. Le vieillissement de la population est un facteur favorable à l’épargne, les ménages mettant de l’argent de côté pour préparer leur retraite. En revanche, ce vieillissement tend à peser défavorablement sur la croissance et serait un des moteurs de la « stagnation séculaire », thèse des économistes Alvin Hansen et Larry Summers. 

La hausse des taux à long terme peut anticiper celle de la croissance. Les investisseurs acceptent des taux plus élevés car ils estiment que, dans les prochaines années, ils pourront vendre plus tout en obtenant des gains de productivité.

Les perspectives de profits liés à la haute technologie compensent l’effet taux

Sur longue période, croissance et taux d’intérêt sont intimement liés. Les espoirs mis dans l’intelligence artificielle conduisent ainsi à une hausse des taux, ce qui expliquerait pourquoi leur hausse n’a pas entraîné, pour le moment, une forte chute des marchés boursiers. En théorie, des rendements obligataires plus élevés devraient réduire la valeur des bénéfices futurs des entreprises et donc la valeur des actions. Mais les perspectives de profits liés à la haute technologie compensent l’effet taux. 

Grâce à l’intelligence artificielle, la valeur des grandes entreprises technologiques comme Microsoft ou Nvidia ont fortement augmenté. 

Le maintien d’une forte croissance aux États-Unis, alimenté au troisième trimestre par d’importants gains de productivité, semble donner raison aux optimistes. 

L’augmentation des taux offre, par ailleurs, quelques avantages, en stimulant la concurrence et en regénérant la « destruction créatrice ». L’ère des taux bas des années 2010 aurait rendu l’économie moins dynamique. Des entreprises à faible rentabilité ont pu se maintenir. Appelées « entreprises zombies », elles sont aujourd’hui confrontées à des charges d’intérêts croissantes qui peuvent les amener à la faillite, ce qui permet le renouvellement du tissu productif.

L’économie mondiale devra faire face à des taux d’intérêt plus élevés et à une croissance plus faible

Depuis une trentaine d’années, tous les agents économiques, ménages, entreprises, administrations publiques, ont accru leur niveau d’endettement, ce qui conduit naturellement à une hausse des taux d’intérêt. Selon les économistes Larry Summers et Lukasz Rachel, une augmentation de dix points de pourcentage de la dette par rapport au PIB s’accompagne d’une hausse des taux d’intérêt de 0,35 point de pourcentage à long terme et chaque point de pourcentage d’augmentation des déficits augmente les taux d’un montant similaire. En vertu de cette règle, les taux devraient donc rester élevés dans les prochaines années. 

Avec une dette publique en forte progression, l’économie mondiale devra faire face à des taux d’intérêt plus élevés et à une croissance plus faible. Selon Maurice Obstfeld du Peterson Institute for International Economics, la situation n’est pas tenable. Il a ainsi déclaré que « quelque chose doit céder, qu’il s’agisse d’une politique budgétaire plus restrictive ou d’une sorte de crise de la dette ». 

Au-delà d’une crise budgétaire, la résolution des tensions pourrait passer par une inflation persistante et élevée qui érodera la valeur réelle des dettes publiques, comme cela s’est produit dans le passé après des guerres ou des crises économiques. En cas d’épisodes inflationnistes, les taux d’intérêt nominaux demeurent élevés mais les taux d’intérêt réels tendent à diminuer. L’autre voie serait un long hiver économique marqué par une stagnation de la croissance. Les tensions sociales résultant de l’absence de croissance pourraient déboucher sur des politiques non-coopératives au niveau mondial avec des risques de conflits militaires comme dans les années 1930. L’investisseur Bill Ackman de Pershing Square Capital estime que la croissance de l’économie mondiale diminue plus rapidement que les données statistiques et prédit une forte crise. 

Le ralentissement du commerce international est un signe inquiétant de repli des États suggérant qu’un nouveau cycle économique commence, cycle porteur de nombreux dangers

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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