Pour un Bretton Woods du digital

Pour un Bretton Woods du digital

La suprématie américaine est militaire et technologique, les deux étant liés. Depuis des décennies, les universités, les centres de recherche, les multinationales mais aussi l’esprit d’entreprise ont permis à ce pays de disposer d’un avantage comparatif indéniable dans de nombreux secteurs de pointe. Ses drones, ses satellites et sa maîtrise des techniques d’information et de communication donnent à ses forces armées des capacités d’action qu’aucun autre pays ne dispose. 

Les puissances occidentales sont dépendantes des Américains au niveau de la logistique qui, par exemple, contrôlent les routes sous-marines. Quatre entreprises américaines du secteur de l’information et de la télécommunication ont un capitalisation boursière supérieure à 1000 milliards de dollars. Tesla est devenue la première capitalisation dans le secteur de l’automobile. 

Les Etats-Unis sous le coup de la menace chinoise 

Dans les années 1980, le Japon avait réussi à légèrement ébrécher la suprématie américaine au niveau de l’électronique grand public et de l’automobile. Cette menace avait entraîné une vague de protectionnisme. L’idée alors avancée était que le Japon pourrait devenir la première puissance mondiale à l’orée du 21e siècle. Trente ans plus tard, cette menace n’est plus d’actualité. Le Japon qui doit faire face à un déclin rapide de sa population a raté le passage à la société immatérielle. Son caractère profondément insulaire en a été peut-être la raison. 

Le dynamisme japonais a cédé la place à celui de la Corée du Sud et surtout à la celui de la Chine. En quarante ans, la Chine a construit la première industrie du monde et a fortement investi dans les secteurs de pointe ainsi que dans le militaire. En matière de haute technologie, les autorités chinoises ont engagé un vaste programme de formation de chercheurs dont un nombre non négligeable sont passés par les universités américaines. Elles peuvent compter sur le poids démographique du pays, ce qui permet de collecter un nombre important de données qui constituent la matière première des entreprises du digital.

Intelligence artificielle et numérique

Les Chinois utilisent le numérique plus massivement que les occidentaux. Les paiements sont réalisés en ligne sans recours à de l’argent liquide, des cartes ou à des chéquiers. La dématérialisation des actes administratifs est plus avancée dans les grandes villes chinoises qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Le pays compte plusieurs grandes entreprises dans le secteur de l’intelligence artificielle comme Alibaba, Huawei ou Tencent qui concurrencent de plus en plus les sociétés américaines. Elles investissent des milliards de dollars dans les technologies émergentes de l’intelligence artificielle et de la fabrication de puces. Elles sont en avance en ce qui concerne l’informatique quantique et la 5G. 

L’administration chinoise est de plus en plus présente dans les instances internationales afin d’imposer sa conception et ses normes. Le financement d’infrastructures à l’étranger se multiplie afin d’élargir la sphère d’influence du pays et de sécuriser les échanges. Les autorités américaines estiment de plus en plus que la montée en puissance de la Chine menace leur suprématie. 

Les deux empires bifurquent

Par ailleurs, le risque de dépendance vis-à-vis des technologies chinoises est pris en compte. Le conflit avec Huawei au sujet du déploiement des antennes pour la 5G en a été un des signes. 

De nombreux fabricants d’électronique et d’informatique ont déjà déplacé une partie de leur production hors de Chine. A la demande des autorités, des chaînes d’approvisionnement ne comportant pas d’acteurs chinois ont été créées. Les fabricants sous contrat d’Apple, ont par exemple, installé  des usines en Inde. La Chine fait de même en souhaitant se dégager de sa dépendance en matière de microprocesseurs. Les deux empires qui de 1978 à 2008 ont entremêlé une partie de leur production, bifurquent. 

Le reste du monde écartelé entre les Etats-Unis et la Chine 

Le reste du monde, c’est-à-dire 6 milliards d’habitants, est impliqué indirectement dans cette bataille technologique. Que ce soit l’Europe, l’Amérique Latine, l’Inde ou le Japon, pour des raisons culturelles, la proximité avec les Etats-Unis est manifeste même si le « hard Power » de ces dernières années est de plus en plus mal supporté. 

Le département américain du commerce surveille le respect des embargos par les entreprises étrangères avec des risques de sanction en cas de manquement. 

Le manque de coopération et de concertation entre les Etats démocratique est patent sur le terrain technologique. Les Etats-Unis se sont retirés des négociations engagées au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) concernant les règles de taxation des GAFAM. 

Réaction et retard de l’Europe 

L’Europe a également pris des mesures protectionnistes concernant les données. Google fait face à plusieurs procédures pour atteinte au droit de la concurrence au sein de l’Union européenne. Les Etats européens entendent également de créer un « cloud » indépendant de celui des Etats-Unis au nom de la souveraineté numérique. Gaia-x est une fédération de cloud, lancée par l’Allemagne et la France en juin dernier, dont les membres acceptent certaines règles, comme permettre aux clients de choisir où leurs données sont stockées. 

La Commission de Bruxelles défend l’idée d’un droit européen des données. Le problème majeur pour l’Europe est la faiblesse de ses entreprises digitales. 

La capitalisation boursière des entreprises numériques américaines dépasse 1000 milliards de dollars, celle des entreprises chinoises 3000 milliards de dollars, quand celle de l’Europe atteint péniblement quelques milliards de dollars. Le moteur de recherche français Qwant a un chiffre d’affaires de moins de 6 millions d’euros quand Google dépasse 160 milliards de dollars. 

Le retard pris par l’Europe est jugé tel qu’elle ne peut guère espérer développer, en quelques années, un secteur de haute technologie pouvant concurrencer les Etats-Unis ou la Chine. Elle est contrainte de mener des partenariats avec des entreprises de ces deux zones économiques.

Une Alliance technologique 

Elle pourrait avoir intérêt à négocier un « espace commercial numérique» avec les Etats-Unis, ce qui suppose la résolution des conflits entre les parties prenantes. Cet espace pourrait également s’ouvrir à d’autres pays partageant les mêmes valeurs comme le Japon ou la Corée du Sud. L’idée serait de construite une sorte de fédération du numérique dans laquelle la circulation des données serait soumise à des règles communes. A défaut d’une fédération du numérique, des experts propose une « alliance technologique » non soumise à un traité formel. 

Si sous la présidence de Donald Trump, toute avancée en matière de coopération digitale semblait impossible, l’élection de Joe Biden pourrait changer la donne. L’épidémie a souligné la dépendance des Etats vis-à-vis des nouvelles technologies, ce qui pourrait les conduire à établir des législations communes sur ce sujet. 

Les flux d’information jouent le même rôle qu’au 19e siècle la marine commerciale ou militaire. Le contrôle des routes maritimes était alors un gage de puissance. La guerre de 1914/1918 trouve en partie son origine dans la concurrence que se menait l’Allemagne et l’Angleterre. Depuis une dizaine d’années, le numérique est devenu un enjeu géopolitique majeur.

La technosphère est néanmoins très différente de l’univers maritime du siècle dernier. Les entreprises du net ont des territoires qui dépassent les frontières physiques des Etats, elles ont leurs propres règles. 

La «technosphère », un nouveau continent ou un nouvel empire ? 

Les Etats deviennent de gigantesques plateformes sur lesquelles s’échangent des biens, des services, des capitaux. Face à cette digitalisation accélérée des activités, certains imaginent l’instauration de frontières virtuelles mais bien réelles, telles qu’elles peuvent exister en Chine, en Corée du Nord ou en Iran. 

Sans atteindre ces extrémités, la possibilité d’assurer des contrôles nationaux est parfois souhaitée. La lutte contre les trafics en tout genre ou le terrorisme incite à une surveillance accrue des réseaux. L’ère de liberté totale, sur ces réseaux touche certainement à la fin en raison de la multiplication des débordements de violence verbale et non verbale. Une telle évolution avait déjà eu lieu dans le passé avec les autres supports de communication, presse écrite, radio et télévision. 

L’encadrement du droit d’expression a toujours existé. Avec Internet, le fait pour quiconque d’être un producteur d’information en temps réel pour un coût nul ou modique, a changé la dimension de la communication et a rendu obsolète les cadres anciens reposant sur l’agrément, l’autocontrôle par la profession voire la censure… 

Les entreprises du numériques n’obéissent pas toutes aux mêmes règles. Certaines privilégient des structures ouvertes comme Linux, d’autres sont jalouses de leurs technologies comme Apple. Un grand nombre mélangent des aspects ouverts et fermés. Leurs positions dominantes dans ce monde de plateformes donnent à des entreprises comme Facebook et Google des pouvoirs approchant ou surpassant ceux de nombreux pays. 

Au niveau des nations, certaines comme les Etats-Unis associent monopoles, concurrence, liberté de création, pouvoirs de régulation élevés; d’autres comme la Chine reposent sur des systèmes plutôt fermés et contrôlés. L’Union européenne a été considérée comme un système open source sur le modèle Linux. L’Inde, le Japon, Taïwan et la Corée du Sud fonctionnent selon des règles qui leur sont propres en acceptant liberté et auto-contrôle.

Contrôle des flux numériques

La montée en puissance parallèle du « cloud computing » et de l’intelligence artificielle a accru la valeur des collecteurs de données. Les secteurs du transport, des soins de santé, de l’enseignement, de la défense sont devenus des enjeux majeurs pour les entreprises digitales.

Le contrôle des flux numériques permet la constitution de rente. L’intelligence artificielle sera au cœur des activités des dix prochaines décennies. Que ce soit au niveau de la gestion de l’énergie qui sera de plus en plus décentralisée, des futures flottes automobiles autonomes ou de la santé, le contrôle des données sera une question stratégique bien plus importante que celle de la production des masques pour la lutte contre la covid-19. 

La guerre des données a déjà commencé dans l’ombre avec des attaques cybernétiques engagées par certains Etats vis-à-vis d’autres. La diffusion de fausses données ou informations est devenue monnaie courante de la part d’officines d’espionnage privées ou publiques. 

Si des frontières s’installaient sur la toile pour éviter les problèmes d’ingérence, de souveraineté, les perdants seraient les petits pays et ceux qui ne seraient pas structurés au niveau du numérique. Les Etats-Unis et la Chine ont une masse critique suffisante pour développer leurs outils numériques. En revanche, les pays à faible population et pauvres en développement sont dépendants sur le plan technologique mais aussi des données extérieures. 

Les Etats-Unis doivent récuser l’isolationnisme et l’Europe le protectionnisme 

Les Etats-Unis comme l’Europe ont tout intérêt à promouvoir un système ouvert respectueux des libertés afin d’attirer un grand nombre de pays. Pour cela les Etats-Unis devront accepter de partager leur pouvoir dans le domaine du numérique. Aujourd’hui, ce partage ne va pas de soi car ce pays dispose d’une large avance technologique et a la possibilité d’étrangler ses ennemis et de faire pression sur ses amis grâce au contrôle de point névralgique dans la technosphère. 

L’Europe n’est pas sans influence sur les débats américains. Ainsi, un récent rapport du Congrès sur la manière de limiter le pouvoir des grandes technologies incluait de nombreuses idées défendues par la Commission de Bruxelles, telles que l’interdiction aux entreprises de la technologie de favoriser leurs propres services et de refuser de se connecter à des services concurrents. Les positions sur la régulation de la parole en ligne ne sont pas non plus si éloignées de part et d’autre de l’Atlantique. Comme en Europe, les autorités américaines sont favorables à une législation afin de concilier liberté d’expression et respect des droits de l’Homme. Par ailleurs, l’administration Biden sera probablement plus ouverte à l’argument selon lequel une plus grande partie des taxes sur les entreprises numériques devrait aller là où vivent leurs clients. 

Le Japon souhaite également une meilleure régulation des flux de données. Il a proposé une initiative dans ce sens en en 2019, lors du G7. L’OCDE et le Forum sur la gouvernance de l’Internet ont également pris des initiatives sur ce sujet afin d’établir des règles communes aux Etats membres. L’OTAN a commencé à faire de même pour l’Intelligence Artificielle et le partage de données. 

Le problème pour les Etats-Unis est d’admettre un partage du renseignement quand, aujourd’hui, ils ont la possibilité d’espionner leurs alliés en temps réel. Il est fort probable que l’administration Biden ne soit pas plus favorable que celle de Trump à aborder les questions du digital à l’OMC. Elle privilégiera des partenariats négociés gré à gré. 

La France fait cavalier seul 

Avec la taxe GAFA, la France défend l’idée que les entreprises du numérique doivent acquitter les impôts sur les activités réalisées dans chaque pays, remettant en cause le principe de consolidation des résultats à l’échelle mondiale. 

Après avoir tenté d’imposer sa conception de taxation au sein de l’OCDE et de l’Union européenne, la France a décidé de réinstituer pour 2020 sa taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires. numérique pour les entreprises, dont les ventes mondiales sur le Web sont supérieures à 750 millions d’euros et à 25 millions dans l’Hexagone. Les activités concernées sont la publicité en ligne, l’utilisation des données personnelles et les ventes réalisées sur les places de marché. En 2019, avant d’être suspendue, cette taxe avait rapporté 350 millions d’euros. Dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2021, les parlementaires ont demandé au Gouvernement de mettre en place une taxe exceptionnelle ciblant les grands acteurs de la vente en ligne au nom de leur participation « à l’effort de solidarité face à l’épidémie ». A cet effet, le Sénat a adopté un amendement créant une nouvelle taxe de 1 % sur le e-commerce en ne visant que les grandes entreprises. 

Le Gouvernement n’y est pas favorable. Ces taxes sont de nature protectionniste en visant avant tout les entreprises américaines du numérique. Elles exposent la France à un risque de rétorsion de la part des Etats-Unis, quelle que soit l’administration au pouvoir. Elles peuvent avoir des effets sur les implantations de ces entreprises qui pourraient préférer la Belgique, le Luxembourg ou les Pays-Bas. Les plateformes seront également incitées à faire payer la taxe aux consommateurs finaux.

Dans l’espoir d’un Bretton Woods digital 

Le Ministre de l’Economie français souhaite activement éviter une guerre commerciale avec les Etats-Unis en pleine crise sanitaire. Le manque de consensus européen fragilise la France qui est, pour le moment, assez isolée. L’Allemagne dont les exportations vers les Etats-Unis sont cruciales joue la prudence. Il y a évidemment l’espoir que les Etats-Unis décident, avec l’ensemble de ses alliés, de s’engager dans un Bretton Wood du numérique. En juillet 1944, des représentants de 44 pays se sont réunis à Bretton Woods dans le New Hampshire, pour élaborer un nouvel ordre financier et créer le FMI et la Banque mondiale. Pour le moment, la concrétisation de cet espoir apparait bien faible même si la crise sanitaire permet de bouger quelques lignes.

Auteur/Autrice

  • Philippe Crevel est un spécialiste des questions macroéconomiques. Fondateur de la société d’études et de stratégies économiques, Lorello Ecodata, il dirige, par ailleurs, le Cercle de l’Epargne qui est un centre d’études et d’information consacré à l’épargne et à la retraite en plus d'être notre spécialiste économie.

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