Ukraine : abondance perdue

Ukraine : abondance perdue

En envoyant ses forces armées déshonorer la Russie sur le champ de bataille, Vladimir Poutine ne lançait pas seulement une offensive contre l’Ukraine, il assénait aussi un coup terrible à son propre pays, condamné pour de longues années à l’isolement et au déclin. Pour le fédéraliste que je suis, clamant depuis plus de dix ans que la vraie place de la Russie est au sein d’une grande union européenne, c’est un anéantissement. L’écroulement de la Russie ne s’annonce pas seulement économique, mais aussi culturel et social. Les scientifiques russes de ma connaissance sont aujourd’hui plus démoralisés et pessimistes qu’ils ne l’étaient même pendant la dictature soviétique. À dire vrai, Vladimir Poutine ne leur a même pas accordé la considération qu’avaient pour eux les autorités soviétiques… Sa fascination pour l’innovation et la mondialisation l’avaient mené au lancement en grande pompe du projet Skolkovo, « Silicon Valley à la russe », copieusement arrosé de milliards, pendant que les prestigieuses universités russes, qui ont changé la face de la science mondiale, se meurent de sous-financement. À l’aube de ce qui s’annonce donc comme un carnage scientifique, je souhaite rendre un hommage à cette science russe, dont les tout premiers ferments ont été les enseignements, au 18e siècle, des mathématiciens-physiciens suisses Leonhard Euler et Daniel Bernoulli, cette science qui a soulevé les montagnes à partir du milieu du 19e siècle, et qui a suscité l’admiration stupéfaite du monde entier au 20e siècle. Voici donc une sélection de quelques ouvrages qui m’ont particulièrement marqué et qui dressent de la science russe un petit panorama non exhaustif mais plutôt représentatif.

Une nihiliste, de Sofia Kovalevksaïa (La Société nouvelle)

Sofia Kovalevskaïa est une icône aussi bien pour l’art mathématique que pour la cause féministe. Née au milieu du 19e siècle, elle prouva au monde entier que le génie mathématique pouvait se conjuguer au féminin tout autant qu’au masculin; c’est peut-être la première femme de l’histoire à avoir reçu une réputation mondiale en tant qu’universitaire.  C’est à elle que l’on attribue la célèbre maxime « Nul ne peut être mathématicien s’il n’a l’âme d’un poète. » Elle obtint du maître Karl Weiestrass de recevoir ses cours particuliers, à une époque où les femmes n’avaient pas le droit d’accès aux universités, le stupéfia par ses dons et devint son élève préférée. Elle défraya la chronique en s’installant en Suède, où elle fut la cible de la presse conservatrice. Protégée de Gösta Mittag-Leffler, elle fut l’une des causes des homériques affrontements entre lui et Alfred Nobel. Bien que sa relation avec Mittag-Leffler ait été, a priori, purement professionnelle, elle est peut-être à l’origine de la légende tenace selon laquelle l’absence de Prix Nobel de mathématique est due à la colère d’un mari trompé. Son roman en partie autobiographique, Une Nihiliste, est une vivante description du tourbillon intellectuel et politique de Saint-Petersbourg à l’époque.

Les imaginaires en géométrie, de Pavel Florensky (édité par Pierre Vanhove, Zones sensibles) :

Un ouvrage absolument singulier, écrit par un prêtre mathématicien russe, homme universel imposant — biologiste, ingénieur, inventeur, philosophe, martyr, dialoguant aussi bien avec l’écrivain Boulgakov qu’avec le mathématicien Luzin, assassiné dans les années 30 par le régime. Dans cet ouvrage un brillant parallèle est fait entre la notion géométrique de dualité et celle qui ferait correspondre la matière et les idées; les questionnements métaphysiques sur le sens du monde et des idées invoquent Dante aussi bien que Gauss, et témoignent d’un foisonnement d’idées inégalé. L’édition de Zones sensibles, à laquelle j’ai été fier d’apporter ma préface, est particulièrement belle.

Russian Mathematicians in the 20th Century, édité par Yakov Sinaï (World Scientific) :

L’un des grands mathématiciens russes du 20e siècle, Yakov Sinaï, lauréat du Prix Abel, rassemble dans cet ouvrage des témoignages et biographies sur une trentaine de mathématiciens russes. À travers les vies de Lyapunov, Luzin, Kolmogorov, Aleksandrov, Gelfand, Khinchin, Sobolev, Pontryagin, Liusternik, Novikov, Bogoliubov, Markov, Petrovsky et d’autres, c’est toute la richesse intellectuelle des écoles mathématiques de Moscou et de Saint-Petersbourg qui défile. Le foisonnement des sujets, l’originalité des réflexions, la façon dont la Russie récupère et transforme l’héritage mathématique de la France et de l’Allemagne du 19e siècle, tout cela force l’admiration. Seul regret : que cet ouvrage passe sous silence les carrières des grandes mathématiciennes russes, particulièrement actives après-guerre. Toute la communauté mathématique mondiale se souvient de la grande rivalité entre Olga Ladyzhenskaya et Olga Oleinik, toutes deux des sommités des équations aux dérivées partielles, l’une à Moscou et l’autre à Saint-Petersbourg, également connues pour leur tempérament rebelle face au régime oppressif.

The Case of Academician Nikolai Nikolaievich Luzin, par Sergei Demidov et Boris Lëvshin (American Mathematical Society) :

Dans cet ouvrage très documenté, deux historiens des sciences nous plongent dans l’époque du procès du mathématicien Luzin, qui incarna, au milieu des années 30, les délétères purges staliniennes envers les élites russes. Dénoncé par des collègues, désabusé par le tour terrible que prenait le régime russe, Luzin était également pris au piègese conflits de génération et des tensions entre science et politique. Accusé de comportement anti-soviétique, il incarna à cette époque cette atmosphère lourde où une perte de crédit pouvait signifier la mort… Il entraîna avec lui les collègues qui voulurent le défendre, et toute une école mathématique faillit s’y perdre. Il fut pourtant sauvé, in extremis, sans que l’on sache complètement pourquoi : peut-être Staline lui-même avait-il compris qu’il devait, pour l’intégrité de son pays, préserver les communautés de mathématiciens et physiciens.

Abondance rouge, de Francis Spufford (L’Aube, version française) :

Un ouvrage à nul autre pareil, une collection de nouvelles peuplées à moitié de personnages fictifs et à moitié de personnages réels, dressant sur plusieurs décennies un tableau riche en détails de la société et de l’économie soviétiques, depuis l’essor spectaculaire de la planification économique jusqu’à sa faillite. L’auteur, érudit de Cambridge, a réalisé un travail incroyable pour reconstituer les ambiances : il mérite une mention particulière pour sa peinture des campus scientifiques dans les années 60, villes nouvelles entièrement consacrées à la science, jouissant de bien plus de liberté que la société en général. Le concept central de l’ouvrage est l’idée de la planification économique, et le personnage central en est le mathématicien Leonid Kantorovitch, génie de premier ordre qui fut à l’origine de la théorie moderne de la planification économique, de la recherche opérationnelle, de l’analyse fonctionnelle, de la théorie de la programmation informatique. C’est aussi l’une des figures emblématiques du dialogue entre mathématique pure et appliquée, montrant comment utiliser des techniques mathématiques nouvelles pour résoudre un problème soumis par une entreprise de contreplaqué : caractéristique d’un esprit russe qui ne connaissait pas de barrières. Encore un qui aurait dû être passé par les armes, au vu de son impertinente obstination à remettre en cause les dogmes économiques du marxisme-léninisme pour construire une théorie cohérente des prix… et qui pourtant fut épargné, sans doute pour l’intérêt stratégique qu’il représentait. Mes propres travaux doivent énormément à Kantorovitch, et j’ai moi-même passé un temps considérable à développer le « théorème de dualité de Kantorovitch » ! L’enthousiasme suscité par la planification dans les années 50, avec une grande porosité entre science et société, est admirablement brossé ici, de même que la retombée du soufflé quelques décennies plus tard, face à toutes sortes de problèmes microéconomiques et paradoxes qui feront date. Également bien soulignée est la fierté russe à développer ses propres solutions technologiques et à faire de son originalité un atout.

La légende Grigori Perelman, par Masha Gessen (Champs sciences pour l’édition française) :

L’aventure de Grigori Perelman, génie entre les génies, qui en 2002 annonça la preuve de la conjecture de Poincaré, énoncée près d’un siècle plus tôt. Il fallut quatre ans à la communauté internationale, sous très haute pression, pour valider cette preuve choc, qui à elle seule a chamboulé les équilibres entre différentes branches de la mathématique — géométrie, analyse, équations aux dérivées partielles. Cette preuve, le plus grand accomplissement mathématique du 21e siècle, a été mûri dans un cerveau russe (cerveau extraterrestre, disaient les commentaires de la communauté stupéfaite), pur produit des classes d’élite de mathématique à Saint-Petersbourg.

Amour et Maths, par Edward Frenkel (Flammarion) : 

Tout à la fois une déclaration d’amour à la poésie et à l’inventivité des sciences mathématiques, et le récit autobiographique d’un mathématicien de renom, formé en Russie, avant de faire carrière aux États-Unis. Dans cet ouvrage très vivant, Frenkel nous parle des discriminations au sein de l’appareil universitaire russe — discriminations qui ne rendaient pas la carrière impossible aux élèves juifs (après tout, Kantorovitch et Perelman étaient d’origine juive), mais la rendaient bien plus sélective. Au-delà de l’injustice restituée avec brio, reste le témoignage d’un jeune scientifique nourri d’enthousiasme pour les sciences.

7 ouvrages pour rendre hommage

Sept ouvrages : un bien petit échantillon pour rendre hommage à un foisonnement extraordinaire, qui a fait émerger tant de profils   singuliers. La Russie est le cinquième pays en nombre de Prix Nobel, le troisième pays en nombre de médailles Fields (juste derrière les États-Unis et la France) et le deuxième pays en nombre de Prix Abel (loin derrière les États-Unis). Surtout, la Russie a derrière elle une extraordinaire tradition qui a survécu à toutes les crises et aux pires régimes totalitaires, et imprimé dans le monde sa marque et ses habitudes, faites de conviction dans l’universalisme des sciences, de séminaires violents, de remises en question incessantes, de l’originalité brandie en étendard. Elle a irrigué le monde entier : des générations de jeunes scientifiques ont appris leur physique dans « le Landau-Lipschitz », leurs équations différentielles dans « le Arnold », ou leurs bases de la turbulence dans « Kolmogorov 41 ». Elle a remporté les succès que l’on sait dans la conquête spatiale, faisant passer l’expression « moment Spoutnik » dans le langage courant.

Cette glorieuse histoire est en train de s’achever, peut-être, dans la confusion et le chaos, dans la guerre de Poutine. Le Congrès international des mathématiciens, le plus grand événement social de la communauté, qui donne tous les quatre ans lieu aux plus importants échanges mathématiques du monde et à l’attribution des médailles Fields, devait se tenir en 2022 à Saint-Petersbourg. Il a été piteusement annulé du fait de la terrible actualité, un événement sans précédent depuis la seconde guerre mondiale.

Le 8 mars 2022, une bombe russe a tué à Kharkiv Yulia Zdanowska : mathématicienne ukrainienne de 21 ans, parmi les plus douées de sa génération, passionnée par la transmission de sa passion aux écoliers, tuée alors qu’elle oeuvrait à l’aide humanitaire pour son pays. C’est une victime parmi des milliers, mais elle restera comme un fantôme tenace, couvrant la Russie de honte.

En août 2022, le Congrès international des mathématiciens se tiendra quand même, sous la forme d’un événement virtuel, pâle ersatz du tourbillon habituel. Il y aura une réunion des instances mathématiques mondiales, et la Russie en sera exclue. Les médailles seront quand même attribuées. L’Ukrainienne Maryna Viazovska en fera peut-être partie : elle était déjà citée en 2018 comme l’une des mathématiciennes potentiellement lauréates. Si elle l’obtient, ce sera une immense victoire, la première femme slave à recevoir la médaille Fields; mais une médaille au goût amer, au vu de ce qu’aura traversé son pays. Et dans tous les cas la communauté mathématique russe pleurera toutes les larmes du monde en pensant à l’humiliation que lui inflige son fossoyeur Vladimir Poutine.

Auteur/Autrice

  • Cédric Villani est considéré comme l’un des plus brillants mathématiciens de sa génération. Il est spécialisé dans les dérivées partielles et la physique mathématique. En 2010, il a remporté le plus grand prix de mathématiques au monde, la médaille Fields, à l’âge de 37 ans. En 2017, il est élu député pour La République en Marche à Paris

    Voir toutes les publications
Laisser un commentaire

Laisser un commentaire